Cérémonie d’hommage à Samuel Paty

Discours prononcé le 15 octobre 2022 par le recteur, Olivier Brandouy, rédigé par Benoît Drouot, professeur agrégé d’histoire-géographie.

Le 16 octobre 2020, Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie, était poignardé puis décapité aux abords de son collège de Conflans-Sainte-Honorine, victime du fanatisme islamiste, du mensonge et de la calomnie. A travers sa personne, c’est l’école de la République, la République elle-même, et les valeurs qui lui sont consubstantielles, qui étaient visées.

Samuel Paty fut assassiné parce qu’il s’appliquait à initier ses élèves au sens et aux usages démocratiques des libertés de pensée et d’expression, garanties pour la toute première fois de notre histoire par les articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. Samuel Paty était en effet de ces professeurs à la conviction profondément ancrée que « l’école laïque apprend, selon les mots de l’historienne Mona Ozouf, à reconnaître le sens fondateur de la Révolution Française et à en développer les conséquences »1

« (…) le premier devoir d’une République est de faire des républicains », déclarait Ferdinand Buisson, l’un des pères de l’école laïque, en 1903. C’est-à-dire, précisait-il, donner à « l’être humain si petit et si humble qu’il soit, un enfant, un adolescent, une jeune fille (…) l’idée qu’il faut penser par lui-même (…) ». Cette belle et généreuse idée, dont l’école républicaine a fait sa principale mission, nous vient des philosophes des Lumières : de Rousseau, qui en 1762 pensait que l’éducation d’Émile devait le constituer en un « homme fait [qui] n’aura plus besoin d’autre guide que lui-même »2  ; de Kant, qui en 1784 exhortait chacun au « courage de [se] servir de [son] propre entendement »3  ; de Condorcet, qui en 1791 assignait à l’instruction publique l’ambition d’« offrir [aux élèves] les secours nécessaires pour qu’ils puissent se décider par eux-mêmes »4 . Faire des républicains, c’est forger des individus intellectuellement autonomes ; c’est affranchir les élèves des déterminismes idéologiques et des enfermements identitaires..

« Penser [est] ce qu’il y a de plus difficile au monde »5 , concédait Ferdinand Buisson. Notamment parce que le savoir, l’esprit critique et la capacité à raisonner par soi-même se construisent de questionnements inconfortables et dérangeants, font vaciller les certitudes, ébranlent les croyances. Mais, que vaut l’initiation à l’esprit critique si elle ne consiste pas, aussi, à « rompre avec soi-même »6 , comme l’écrit la philosophe Catherine Kintzler ? A l’heure des replis identitaires et communautaires, du retour de la censure et de l’autocensure au nom du sacré religieux, alors que les réseaux sociaux ont substitué les invectives et les anathèmes au débat d’idées argumentées, et que le radicalisme religieux redevient un horizon praticable, plus que jamais, apprendre à nos élèves la précieuse disposition au décentrement par rapport à soi-même est de l’ordre de l’impératif démocratique.

C’est à cette hauteur, à cette noblesse de l’esprit et de la pensée, que Samuel Paty s’efforçait d’élever ses collégiennes et ses collégiens. Il était de ces vigies de la liberté, conscientes que l’obscurantisme religieux est une figure qui n’appartient pas qu’au passé. Il est une épreuve de notre temps. Il est un défi pour notre école.

Samuel Paty était fermement convaincu que le savoir, la raison et l’esprit critique sont les garants de la démocratie et des libertés, les remparts contre le fanatisme et l’obscurantisme. Il enseignait à ses élèves que rire des religions est un acte qui appartient pleinement au registre de la liberté d’expression, autant qu’à celui de la critique politique et sociale. Critique à laquelle s’exposent tous les pouvoirs, et la religion en est un aussi, dans un espace réellement démocratique.

L’école, celle que Samuel Paty faisait vivre avec tant de conviction et de passion, est le lieu du partage de la chose commune, c’est-à-dire des valeurs universelles de la République. Elle est le lieu de l’apprentissage civique, celui qui hisse les élèves aux exigences et à la rigueur de la délibération démocratique. Elle est le lieu de l’apprentissage intellectuel, celui qui fait accéder les élèves à la faculté de penser à partir d’arguments tirés de la seule raison.

C’est parce qu’il avait à cœur de faire partager les valeurs de la République que Samuel Paty a été assassiné par ceux qui ne supportent pas que le savoir et la liberté ne s’inclinent pas devant la croyance fanatisée. Samuel Paty œuvrait au service de l’idéal républicain parce que résonnaient en lui les mots qu’Émile Zola adressa à la jeunesse le 14 décembre 1897, alors que la jeune Troisième République était menacée, en pleine affaire Dreyfus, par les ennemis de la liberté : « Jeunesse, jeunesse ! Souviens-toi des souffrances que tes pères ont endurées, des terribles batailles où ils ont dû vaincre, pour conquérir la liberté dont tu jouis à cette heure. (…) Remercie tes pères, et ne commets pas le crime d’acclamer le mensonge, de faire campagne avec la force brutale, l’intolérance des fanatiques et la voracité des ambitieux. La dictature est au bout »7 .

Mesdames, Messieurs, c’est dans le prolongement de cette exhortation à entretenir et préserver l’idéal de liberté si durement conquis que je voudrais que nous plantions, ensemble, face à la plaque commémorative apposée ici il y a un an, un arbre de la liberté. Il symbolisera et incarnera, à l’image de tous ceux qui ont été mis en terre depuis la Révolution française, notre détermination, à tous, dans toutes les écoles, dans tous les collèges et dans tous les lycées, à faire en sorte que Samuel Paty ne soit pas mort en vain. Cet arbre nous rappellera, sans cesse, que, parce que la liberté compte de nombreux ennemis, parce qu’elle est un obstacle puissant pour tous ceux qui font commerce de l’ignorance, de l’argument d’autorité et de la « servitude volontaire »8 , notre vigilance doit être constante et notre résolution sans faille.

 

1 OZOUF Mona, L’école, l’Eglise et la République, p. 12 (préface de 1982).
2 ROUSSEAU Jean-Jacques, Émile ou De l’éducation, 1762, version de 1856 consultée sur Gallica (p. 18), https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5786957n/f8.item.zoom# 
3 KANT Immanuel, Qu’est-ce que les Lumières ? 1784, Larousse, 2013, p. 32.
4 CONDORCET Nicolas (de), Cinq mémoires sur l’instruction publique, Flammarion, 1994, p. 94.
5 BUISSON Ferdinand, discours de 1903, Guide républicain, p. 146.
6 KINTZLER Catherine, Qu’est-ce que la laïcité ? Vrin, 2008, p. 56.
Lettre à la jeunesse, 14 décembre 1897.
8 Etienne de la Boétie, texte rédigé entre 1546 et 1548.

 

Mise à jour : octobre 2022